rhétorique_de_la_caricature
1. l'image

1.1. impérialisme de l'image

Le message visuel est de plus en plus et plus que jamais présent dans notre vie, privée ou publique. Le développement des techniques de diffusion a favorisé sa consommation massive, et l'image a pu ainsi affirmer son utilité et son efficacité et ce, à plusieurs occasions et en divers domaines: en pédagogie comme à la presse, dans des activités scientifiques ainsi que ludiques, etc. Essayons d'imaginer, ce sera à titre d'exemples, un système pédagogique, qui se refuse à être traditionnel, sans le truchement de l'image; une publicité (la Publicité) se nourrissant uniquement de mots, ou alors une revue, qui cherche un gros tirage, se passant d'illustrations visuelles ou bien un architecte, qui prend sa tâche au sérieux et non pour un exercice de description, en mesure de décrire une construction de façon purement verbale, à la manière d'un Balzac; difficile, c'est le moins qu'on puisse dire.

Cette réalité n'est pas due à un heureux hasard: d'une part, l'image dispose d'un certain nombre de propriétés lui permettant d'imposer sa présence (exemple: le pouvoir projectif de l'image en publicité), de l'autre, la représentation analogique ne cesse de multiplier ses visages: dessin, peinture, photographie, cinéma, vidéo et, derniers visages, image électronique et image en relief.

Partant, parler d'un "impérialisme" de l'image (Laulan 1978) ne serait nullement un procédé hyperbolique, mais plutôt une réalité tangible. De là à affirmer notre entrée dans une "civilisation de l'image" il n'y a que quelques pas qu'un Enrico fulchignoni a franchis. Une telle affirmation nous paraît sinon utopique, du moins prématurée; quoi qu'il en soit de son impérialisme, l'image reste encore écrasée par le verbe. La preuve en est que "les grands courants de la pensée non seulement scientifiques mais aussi historiques, ceux du pouvoir passaient [et passent toujours] par l'écrit exclusivement" (idem., p. 10).

D'ailleurs, en dépit de ses conséquences anthropologiques inévitables et encore indéfinies, l'image aura d'énormes difficultés pour servir de support à toute une civilisation; il lui faudra d'abord, pour ce faire, se libérer d'un certain nombre de préjugés quant à la façon de véhiculer du sens, et ensuite, ou simultanément, développer largement son mode de signification; ce qui est loin de pouvoir être formulé en termes de projet. D'autre part, notre condition d'homo-sapiens, nous la devons bien au langage articulé, hautement qualifié en raison de son caractère forcement systématique, pour exprimer et communiquer une pensée qui fait l'essence même de l'espèce humaine.

Cette incompétence où se trouve le message analogique appelle nécessairement une réflexion sur son mode de fonctionnement, sur son rapport avec le sens et sur son statut de système de signification .

1.2. signification de l'image

Presque tous ceux qui ont eu l'occasion de réfléchir sur l'image partagent l'opinion, la certitude même, selon laquelle la représentation analogique ne peut produire que des systèmes rudimentaires et insuffisants. Certains, les linguistes, et en connaissance de cause, justifient cette prise de position par l'absence dans l'image d'une double articulation (argument de taille). D'autres, plus audacieux, et à la suite d'une malheureuse confusion entre langage et métalangage, sont allés jusqu'à soupçonner l'autosuffisance du message visuel. Cette situation inconfortable où se trouve l'image est consacrée par un préjugé, injustement bien ancré, du côté du consommateur. En effet, fait remarquer Barthes (1964, p. 40), l'"opinion commune elle aussi tient obscurément l'image pour un lieu de résistance au sens".

Et l'on devine le sort qui a toujours été réservé à l'image, du moins dans les sociétés occidentales: sa fonction a toujours été une fonction de subordination; en tout temps elle a été reléguée au second plan en dépit de l'importance qu'elle gagne de jour en jour et dont il a été question dans des lignes précédentes.

Néanmoins, un a priori fait l'unanimité de tous ceux qui sont concernés par l'image: tout le monde, linguistes, sémioticiens et même consommateurs, tiennent la fonction signifiante de l'image pour une évidence. D'ailleurs, "la première observation concernant la signification, dit Greimas (1966, p. 8), ne peut porter que sur son caractère à la fois omniprésent et multiforme. On est naïvement étonné quand on se met à réfléchir sur la situation de l'homme qui, du matin au soir et de l'âge prénatal à la mort, est littéralement assailli par les significations qui le sollicitent de partout, par les messages qui l'atteignent à tout instant et sous toutes les formes".

Nous n'insisterons pas davantage sur le caractère significatif de l'image, de peur de commettre une maladresse et, qui plus est, en raison de son évidence. En guise de récapitulation, nous dirons seulement que l'image participe donc à cette omniprésence du significatif dont parle Greimas, et qui caractérise selon lui le monde humain au point d'en faire le critère définitionnel [1].

Cependant, une telle affirmation n'est pas sans poser de problèmes, de véritables problèmes, à toute recherche iconologique et, partant, à toute entreprise sémiologique. Et c'est Barthes qui soulève le problème, le plus crucial que la sémiologie ait connu à ses débuts et aux conséquences épistémologiques évidentes: il s'agit d'une interrogation sur l'existence d'un sens non linguistique, ou alors selon les mots de Porcher (l976, p. 169) "de domaines où circulent des significations indépendamment de toute référence au langage comme véhicule de significations".

Nous rappelons brièvement quelle a été la position de Barthes et quels ont été les éléments de réponse qu'il a proposés à cette interrogation. Pour ce faire, nous citons ses propres mots: "certes, objets, images, comportements peuvent signifier, et ils le font abondamment, mais ce n'est jamais d'une façon autonome; tout système sémiologique se mêle de langage. La substance visuelle, par exemple, confirme ses significations en se faisant doubler par un message linguistique /... /. Enfin, d'une manière beaucoup plus générale, il paraît de plus en plus difficile de concevoir un système d'images ou d'objets dont les signifiés puissent exister en dehors du langage: percevoir ce qu'une substance signifie, c'est recourir au découpage de la langue: il n'y a de sens que nommé, et le monde des signifiés n'est autre que celui du langage" (Barthes 1953, p.80).

De ce point de vue, la signification ne peut être que de nature linguistique et il ne peut y exister de signification sans l'intervention "magique" du langage. Nous ne discuterons pas les conditions de vérité de cette hypothèse, car c'en est une, ni les raisons qui justifient cette conception étriquée qui fait de la signification une propriété privée du langage articulé (plus loin nous discuterons le rapport structural entre l'analogique et le digital dans une même image). Par ailleurs, nous nous contenterons de signaler, eu égard au projet qui nous préoccupe, à savoir une interrogation des structures rhétoriques investies dans un système sémiotique autre que la langue, nous signalerons donc que l'hypothèse barthésienne ne peut permettre qu'une rhétorique nécessairement et dangereusement pauvre.

Pour notre part, et pour la même raison que celle qui justifie notre refus de l'hypothèse barthésienne, nous souscrivons volontiers à cette autre conception de la signification qu'est celle de Greimas et selon laquelle "quel que soit le statut du signifiant, aucune classification de signifiés n'est possible à partir des signifiants. La signification, par conséquent, est indépendante de la nature du signifiant grâce auquel elle se manifeste. Dire, par exemple, comme cela se fait assez couramment, que la peinture comporte une signification picturale ou que la musique possède une signification musicale [ou que la langue a une signification linguistique] n'a pas de sens. La définition de la peinture ou de la musique [ou de la langue] est de l'ordre du signifiant et non du signifié. Les significations qui y sont éventuellement contenues sont simplement humaines" (Greimas 1966, p.11).

Partant, Greimas est amené à effectuer le choix épistémologique suivant: "c'est en connaissance de cause que nous proposons de considérer la perception comme le lieu où se situe l'appréhension de la signification" (p.8). Cette nouvelle conception de la signification ouvre des voies prometteuses à une rhétorique qui n'a été, depuis toujours, envisagée qu'en termes linguistiques. Il lui faudra désormais englober les autres faits de signification y compris les langues naturelles.

En guise de conclusion, nous ferons nôtre cette définition de l'image proposée par Greimas et Courtès dans leur dictionnaire Sémiotique: "en sémiotique visuelle, l'image est considérée comme une unité de manifestation autosuffisante, comme un tout de signification, susceptible d'être soumis à l'analyse"(Greimas et Courtès 1979, p. 14).

Reste à voir les conditions nécessaires qui permettent à l'image de transmettre des significations, i.e. finalement répondre à la question suivante: comment le sens vient-il à l'image?

1.3. analyse de l'image

L'image, nous en avons déjà parlé, est prise dans les jeux du sens: elle signifie. Seulement, cet acte de signification n'est pas laissé au hasard ni à la coïncidence: la fonction signifiante de l'image (en fait tout procès de signification quelle qu'en soit la substance du signifiant) doit, pour se réaliser, satisfaire à certaines conditions. Autrement dit, l'image doit être le lieu de vérification d'un certain nombre de concepts structurels.

L'auteur de Sémantique Structurale constate que "la seule façon d'aborder, à l'heure actuelle, le problème de la signification consiste à affirmer l'existence de discontinuités, sur le plan de la perception […]" (p.18) (nous terminerons la citation plus tard). Le sens ne peut donc naître que d'une articulation, d'un découpage, et la compatibilité de l'analogie et du discontinu ne doit pas, en principe, poser de problème.

Cette conception de la production du sens se vérifié également dans l'image. En effet, le message analogique se prête au découpage; il se présente comme une combinatoire d'éléments à l'intérieur de laquelle nous arrivons à percevoir et à identifier des unités iconographiques, des discontinuités. Cette combinatoire est le produit d'un acte de création et correspond à l'exercice d'une liberté individuelle: c'est donc que le message analogique est une parole. Seulement, ce ne sont pas là toutes les caractéristiques des faits de parole; nous devons y ajouter, pour compléter notre définition, que chaque parole présuppose un code, un système, une langue: elle est un acte de sélection et d'actualisation de ce que le code contient déjà, i.e. qu'elle est "la manière personnelle d'utiliser le code" (Dubois et all. 1982, p. 359).

"Langue et parole: chacun de ces deux termes ne tire évidemment sa pleine définition que du procès dialectique qui unit l'un à l'autre: pas de langue sans parole, et pas de parole en dehors de la langue" (Barthes 1953, p. 87), i.e. en dehors d'une institution sociale et d'un système de différences.

Par conséquent, une question s'impose, nous en empruntons la formulation à Barthes (1964, p. 40): "la représentation analogique (la "copie") peut-elle produire de véritables systèmes de signes? Un code analogique - et non plus digital - est-il concevable?"

Cette interrogation s'impose du fait de l'importance de l'aspect combinatoire de la parole "il implique que la parole est constituée par le retour de signes identiques: c'est parce que les signes se répètent d'un discours à l'autre et dans un même discours (quoique combinés selon la diversité infinie des paroles) que chaque signe devient un élément de la langue (Barthes 1953, p. 87).

Qu'en est-il dans l'image? Assistons-nous à cette récurrence des signes qui explique et/ou qui provient de leur nombre limité et qui fait de la langue une institution sociale et un système de valeurs?

Nous devons d'abord signaler que cette conception de la langue est empreinte de digitalisme: c'est parce que le langage verbal est doublement articulé, i.e. constitué au départ par un inventaire d'unités très réduit, que la récurrence des signes linguistiques est particulièrement fréquente; c'est ce qui explique le fait que le signe linguistique satisfait remarquablement au principe d'économie "qui résulte des deux articulations [et] permet d'obtenir un outil de communication d'emploi général et capable de transmettre autant d'information à aussi bon compte" (Martinet 1970, p. 17).

Et c'est parce que le signe linguistique est arbitraire qu'il est conventionnalisé, institutionnalisé. Quant au signe iconique, ou du moins son signifiant, nous savons déjà qu'il entretient un rapport d'analogie avec son référent; l'arbitraire qui contraint à la convention est absent.

Cette conception de la langue pourrait, apparemment, nous amener à suspecter le statut de système à la langue qui serait inhérente aux messages analogiques. Il n'en est rien car, théoriquement, rien ne peut empêcher la récurrence des signes iconiques, même si cette récurrence n'est pas aussi fréquente que celle des signes linguistiques, d'une part. D'autre part, ce qui définit et constitue le signe c'est l'union d'un signifiant et d'un signifié, le référent étant extérieur au système et inutile à sa constitution. Donc, en dépit de la motivation du signe iconique, la langue analogique n'en reste pas moins un système de valeurs, i.e. d'oppositions et de différences car la signification présuppose et nécessite l'existence de discontinuités, sur le plan de la perception "et celle d'écarts différentiels […] créateurs de signification" (Greimas 1966, p. 18).

Il n'est plus vain de proposer d'emblée la dichotomie langue/parole pour un système d'image parce qu'il est possible de l'étudier d'un point de vue sémantique [2]: souvenons-nous de l'hypothèse soutenue par Greimas, "à savoir que la signification est indifférente au signifiant utilisé: le fait que le signifiant soit constitué par des objets "naturels" ou par des combinaisons de phonèmes ou de graphèmes ne change rien aux procédures de l'analyse de la significations" (p. 59).

1.4. essai de vérification

Pour le sémanticien français, la perception d'écarts différentiels (nécessaire à la signification) veut dire à la fois: "saisir au moins deux termes-objets comme simultanément présents" et "saisir la relation entre les termes, les relier d'une façon ou d'une autre. Deux conséquences en découlent immédiatement:

1. un seul terme-objet ne comporte pas de signification;
2. la signification présuppose l'existence de la relation: c'est l'apparition de la relation entre les termes qui est la condition nécessaire de la signification" (p.19).

Cette relation se réalise par la possibilité de saisir deux termes-objets ensemble, pour cela "il faut qu'ils aient quelque chose en commun"; et par la possibilité aussi de les distinguer, pour ce faire "il faut qu'ils soient différents de quelque manière que ce soit " (p.19).

Ainsi, la relation manifeste "sa double nature: elle est à la fois conjonction et disjonction" (p.20). "Nous désignerons du nom de "structure élémentaire" un tel type de relation" (p.20). Cette structure est articulée en deux sèmes; Greimas propose de la désigner par l'expression "catégorie sémique"; elle peut se schématiser par la formule suivante :

A (sl) R ( S ) B (s2)

où A et B représentent les termes-objets ou lexèmes, appartenant au déroulement même du discours; (sl) et (s2), des unités minimales de signification ou sèmes; ce sont respectivement des propriétés de A et B; quant à (S), il est le contenu sémantique de la relation R, "ce dénominateur commun des deux termes, ce fond sur lequel se dégage l'articulation de la signification" (p.21) et que Greimas propose d'appeler "axe sémantique".

Cette structure élémentaire de la signification se vérifie également (et naturellement) au niveau de l'image. Exemples:

dessin 01: béret (France) R (nationalité) carte d'Italie (Italie)
dessin 02: main de femme (féminité) R (sexe) main d'homme (masculinité)
dessin 03: plume et homme grands (haut) R (verticalité) plume et homme petits (bas)

Nous devons préciser, il en est besoin, que cette structure caractérise le mode d'existence de la signification analysée "en soi", i.e. en immanence; alors qu'il en est autrement pour la signification en tant que manifestation (les deux niveaux entretenant un rapport de présupposition réciproque). En effet, si nous considérons l'univers immanent comme un ensemble de catégories sémiques, la manifestation prend la forme de la combinatoire de leurs articulations.

Comme nous l'avons déjà signale, le sème est une propriété, un élément constituant du lexème. Celui-ci, "au bout d'une analyse exhaustive, se définit comme la collection des sèmes sl, s2, s3, etc." (p.27).

Greimas distingue deux sortes de sèmes: les sèmes nucléaires qui constituent le noyau sémique (Ns) et les classèmes (Cs) qui sont des variables sémiques. La combinaison du Ns et du Cs provoque, sur le plan du discours, des "effets de sens" ou "sémème" (Sm):

(Sm) = Ns + Cs

Les sèmes nucléaires se retrouvent "à l'intérieur des unités syntaxiques dites lexèmes; les seconds [les classèmes], au contraire, se manifestent dans des unités syntaxiques plus larges" (p. 103). Une séquence (Sq) du discours peut se formuler ainsi:

Sq = (Nsl + Ns2) Cs

Cette "compatibilité" résidant dans le fait que deux Ns peuvent se combiner avec un même Cs est assurée par le contexte qui "fonctionne comme un système de compatibilités et d'incompatibilités entre les figures sémiques" (p. 52). C'est donc le caractère itératif des classèmes qui garantit l'unité et l'homogénéité du message "saisi comme un tout de signification" (p. 69), i.e. qui assure son "isotopie". Exemples de:

compatibilité:

dessin 04:

les Sm "casque" et "fusil" possèdent en commun le Cs /militaire/

dessin 46:

les Sm "canne", "mer", "panier" et "chapeau" constituent une isotopie assurée par la présence du Cs /pêche/

incompatibilité:

dessin 04: le Sm "saucisson" ne possède pas le Cs /militaire/ et donc, il est incompatible avec le contexte
dessin 46: l'isotopie "pêche" est rompue par la présence du Cs /chasse/ propre au Sm de "colombe"

Résumé: en adoptant l'hypothèse "greimasienne" selon laquelle un système de signification se définit uniquement par son signifiant, laquelle hypothèse, et dans le cas qui nous préoccupe, nous permet de poser, au départ, l'autosuffisance de l'image; en adoptant cette hypothèse donc, nous donnons une certaine légitimité à notre projet, à savoir une rhétorique (i.e. un système de figures) d'un système signifiant autre que le langage articulé et, qui plus est, de substance visuelle.

Nous avons choisi l'art graphique, et plus particulièrement le dessin caricatural, comme domaine de notre recherche.

[1] le monde ne peut être dit "humain" que dans la mesure où il signifie quelque chose" (Greimas 1966, p. 5).
[2] "Il serait donc vain de proposer d'emblée cette séparation pour des systèmes d'objets, d'images ou de comportements qui n'ont pas encore été étudiés d'une point de vue sémantique" (Barthes 1953, p. 98).
sommaire | 0. introduction | 2. caricature | 3. rhétorique de la caricature | 4. conclusion

© elmdari 1987